Titre Précedent Suivant Sommaire Index | LXVII. — Les mûriers et les magnaneries du Dauphiné.

LXVII. — Les mûriers et les magnaneries du Dauphiné.

Que de richesses dues à un simple petit insecte ! Le vers à soie occupe et fait vivre des provinces entières de la France.
Pour achever de distraire Julien de ses pensées tristes, André lui fit remarquer le pays qu'ils parcouraient. Il faisait un beau soleil d'automne et les oiseaux chantaient encore comme au printemps, dans les arbres du chemin.
— Ne remarques-tu pas comme il fait chaud, dit André ; le soleil a bien plus de force dans ce pays-ci ; c'est que nous approchons du midi. Vois, il y a encore des buissons de roses dans les jardins.
L'enfant, jusqu'alors plongé dans ses réflexions, avait marché sans rien observer de ce qui l'entourait. Il leva les yeux sur la route, et il remarqua à son tour que presque tous les arbres plantés dans la campagne avaient leurs feuilles arrachées, sauf un ou deux. Sur ceux-ci des jeunes gens étaient montés, qui cueillaient une à une les feuilles vertes et les déposaient précieusement dans un grand sac. Ils le refermaient ensuite et le remportaient sur leurs épaules.
— Tiens, dit l'enfant, l'étrange chose ! Pourquoi donc cueille-t-on les feuilles de ces beaux arbres ? Ces feuilles servent sans doute à nourrir les vaches ?
— Elles ne nourrissent pas seulement les vaches, Julien ; réfléchis, tu vas trouver à quoi servent encore les feuilles de ces arbres quand tu sauras que ce sont là des mûriers.
images/TDFWebFull095.jpg
VER À SOIE SUR UNE FEUILLE DE MÛRIER. — Le ver à soie a environ 0m,96 de long : il est blanc avec une petite tête. Le mûrier blanc, dont il se nourrit, est originaire de la Chine. On a pu l'acclimater dans le midi de la France et même dans certains points du centre comme la Touraine. Cet arbre s'élève de 8 à 10 mètres dans nos climats, et jusqu'à 20 mètres dans les climats chauds.
— Des mûriers ?... Oh ! mais oui, je sais à présent. On nourrit les vers à soie avec les feuilles de mûrier.
— Justement, dit André. C'est dans vallée du Rhône, dans le Dauphiné et dans le Languedoc, qu'on élève les vers, pour tisser plus tard leur soie à Lyon et à Saint-Etienne.
images/TDFWebFull096.jpg
UNE MAGNANERIE DANS LE DAUPHINÉ. — Les magnaneries sont des chambres dans lesquelles on a installé, les unes au-dessus des autres, des claies de roseaux. Les oeufs des vers à soie sont placés sur des claies, et, pour qu'ils puissent éclore, on chauffe ces chambres. Souvent les magnaneries sont mal tenues et trop petites. Les maladies des vers à soie ont, dans les dernières années, diminué de moitié la production de cocons.
Comme nous suivrons le Rhône jusqu'à Marseille, nous verrons dans la campagne des mûriers le long du chemin. On a déjà cueilli une première fois leurs feuilles au printemps, et ce sont les vers à soie qui les ont mangées.
— Quoi ! de si petit vers ont mangé d'énormes sacs de feuilles pareils à ceux que nous voyons ? Comme il faut qu'il y en ait de ces vers !
— Il s'est trouvé des années, m'a dit M. Gertal, où on a récolté dans la vallée du Rhône jusqu'à vingt-huit millions de kilogrammes de cocons de soie ; et un cocon, qui est le travail d'un seul ver, pèse si peu, qu'il avait fallu pour produire tous ces cocons plus de vingt milliards de vers à soie.
— Qu'est-ce qui élève tout cela, sais-tu, André ?
— Ce sont d'ordinaire les femmes et les filles des cultivateurs. Les chambres où on élève les vers à soie s'appellent des magnaneries, parce que, dans le patois provençal, on appelle les vers des magnans. Il paraît que dans ces contrées chaque ferme, chaque maison a sa magnanerie, petite ou grande. Les vers sont là par centaines et par milliers, se nourrissant avec les feuilles qu'on leur apporte.
— André, nous verrons peut-être des magnaneries là où nous coucherons ?
— C'est bien probable, répondit André.
Quand le soir fut venu, les enfants demandèrent à coucher dans une sorte de petite auberge, moitié ferme et moitié hôtellerie, comme il s'en rencontre dans les villages. Ils firent le prix à l'avance, et s'assirent ensuite auprès de la cheminée pendant que la soupe cuisait.
Julien regardait de tous les côtés, espérant à chaque porte qui s'ouvrait entrevoir dans le lointain la chambre des vers à soie, mais ce fut en vain.
L'hôtelière était une bonne vieille, qui paraissait si avenante, qu'André, pour faire plaisir à Julien, se hasarda à l'interroger, mais elle ne comprenait que quelques phrases françaises, car elle parlait à l'ordinaire, comme beaucoup de vieilles gens du lieu, le patois du midi.
André et Julien, qui s'étaient levés poliment, se rassirent tout désappointés.
Les gens qui entraient parlaient tous patois entre eux ; les deux enfants, assis à l'écart et ne comprenant pas un mot à ce qui se disait, se sentaient bien isolés dans cette ferme étrangère. Le petit Julien finit par quitter sa chaise, et, s'approchant d'André, vint se planter debout entre les jambes de son frère. Il s'assit à moitié sur ses genoux, et, le regardant d'un air d'affection un peu triste, il lui dit tout bas : — Pourquoi dont tous les gens de ce pays-ci ne parlent-ils pas français ?
— C'est que tous n'ont pas pu aller à l'école. Mais dans un petit nombre d'années il n'en sera plus ainsi, et par toute la France on saura parler la langue de la patrie.
En ce moment, la porte d'en face s'ouvrit de nouveau ; c'étaient les enfants de l'hôtelière qui revenaient de l'école.
— André, s'écria Julien, ces enfants doivent savoir le français, puisqu'ils vont à l'école. Quel bonheur ! nous pourrons causer ensemble.