Titre Précedent Suivant Sommaire Index | LXXXVIII. – Suite de la lettre de Julien

LXXXVIII. – Suite de la lettre de Julien

Jeudi matin.
Ne voilà-t-il pas une autre affaire, Jean-Joseph ! Une tempête qui nous assaille. Une tempête méchante comme tout, C'était un vent comme vous n'en avez jamais vu, bien sûr ; et tant mieux pour vous, Jean-Joseph, de ne pas connaître cela.
Les vagues se heurtaient les unes aux autres, hautes comme des montagnes, et avec un bruit pareil à celui du canon. Par moment, elles emportaient le navire, et nous avec, tout en l'air ; et puis après, elle nous rejetaient tout en bas, comme pour nous mettre en pièces. Elles passaient sans cesse par-dessus le pont, et les matelots, qui sont des hommes bien braves, allez, Jean-Joseph, les matelots avaient des figures sombres comme des gens qui auraient peur de mourir ; mais peur en eux-mêmes, sans en dire un mot aux autres. Jugez si le coeur me battait, à moi, et combien j'étais triste. Je ne pouvais me consoler. Je pensais à toute sorte de choses d'autrefois qui me rendaient plus triste encore. Je me souvenais des belles prairies de l'Auvergne, où on marchait tranquillement sans avoir peur d'être englouti ; et j'aurais bien aimé entendre les mugissements de vos grandes vaches rouges, au lieu des grondements terribles de l'Océan qui nous secouait.
Tout d'un coup, Jean-Joseph, voilà un bruit effroyable qui se fait entendre. J'en ai fermé les yeux d'épouvante ; je pensais : c'est fini, bien sûr, le navire est en morceaux.
– Rassure-toi, mon Julien, m'a dit alors André : c'est le grand mât qui s'est rompu ; mais nous en avons un de rechange. Notre oncle Frantz sait son métier de charpentier : il réparera cette avarie.
Mais malgré tout j'avais peur encore. Enfin, pour en finir, Jean-Joseph, vous saurez que la tempête a duré de cette manière un jour tout entier. Le soir, elle s'est calmée : – Dors sans inquiétude, petit Julien, m'a dit mon oncle.
Comme, en effet, je n'entendais plus le vent siffler et la mer gronder et que j'étais bien las à en être malade, je me suis endormi bien content.
C'était hier, tout cela, Jean-Joseph ; et aujourd'hui, pendant que j'en avais la mémoire fraîche, je vous ai tout raconté.
Maintenant, quand vous penserez à nous, Jean-Joseph, souhaitez que ces vilaines tempêtes ne reviennent pas ; car il paraît que c'est le moment de l'année où il y en a beaucoup. Nous avons encore bien des jours à passer sur le navire le Poitou, et il y a des endroits très mauvais où on va aller, les côtes de Bretagne, par exemple, et aussi les falaises de Normandie ; ces côtes-là, c'est tout plein de récifs, m'ont dit les matelots. Les récifs, voyez-vous, ce sont des rochers sous l'eau ; il y en a de pointus qui défoncent les navires quand le grand vent les pousse dessus. Bref, Jean-Joseph, tout cela est un peu triste. Mais que voulez-vous ? Il faut aller courageusement où le devoir nous mène. Cela fait que personne ne se désole ; tout le monde rit et travaille d'un bon courage ici, moi comme les autres.
Allons, si je continue, ma lettre n'aura pas de fin. Je vous embrasse donc bien vite, mon cher Jean-Joseph, et je souhaite que nous nous revoyions un jour.
Votre ami, JULIEN,