Titre Précedent Suivant Sommaire Index | LX. — L'incendie. — Jean-Joseph dans sa mansarde. — Une belle action.

LX. — L'incendie. — Jean-Joseph dans sa mansarde. — Une belle action.

Puisque tous les hommes sont frères, ils doivent toujours être prêts à se dévouer les uns pour les autres.
L'incendie avait fait des progrès effrayants. Les flammes tournoyaient dans les airs au gré de l'ouragan ; la toiture en chaume tantôt s'effondrait, tantôt tourbillonnait en rafales étincelantes ; mais on ne pouvait songer à éteindre l'incendie, car il n'y avait point de pompes à feu dans le hameau. On essayait seulement d'arracher aux flammes le plus de choses possible : les bestiaux d'abord, la récolte ensuite. Chacun travaillait avec énergie. Le fermier n'avait malheureusement pas assuré sa maison, bien qu'on le lui eût cent fois conseillé. En voyant ainsi le fruit de trente années de labeur opiniâtre dévoré par les flammes, le malheureux était comme fou de désespoir et ne savait plus ce qu'il faisait.
Cependant le petit Julien avait reprit son calme, et bientôt il arriva à son tour.
Sa première pensée fut de chercher Jean-Joseph à travers la foule ; personne ne songeait à Jean-Joseph et ne savait où il était.
— Bien sûr, dit le petit garçon avec effroi, Jean-Joseph est resté dans sa mansarde ; je cours le chercher.
Il partie en tout hâte, mais déjà il n'y avait plus moyen de monter jusque-là : l'escalier s'était effondré et les flammes tourbillonnaient à l'entrée.
Julien revint dans la cour : la lucarne de la mansarde était hermétiquement close par son petit volet. A coup sûr Jean-Joseph dormait encore sans se douter du danger.
Julien saisit une pierre ronde assez grosse, et avec habileté il la lança dans le volet de toutes ses forces. Ce volet, qui s'ouvrait en dedans et ne tenait que par un mauvais crochet, céda aussitôt ; au milieu du crépitement de l'incendie, on distingua le bruit de la pierre roulant dans la mansarde, tandis que la petite voix de Julien criait : — Jean-Joseph ! Jean-Joseph !
L'instant d'après, le visage épouvanté de Jean-Joseph se montra à la lucarne. Le pauvre enfant dressait au-dessus de sa tête ses deux petites mains jointes dans un geste désespéré ; le vent poussait des traînées de flammes au-dessus de la lucarne, et, à leur clarté sinistre, on voyait de grosses larmes couler sur les joues pâles de l'enfant, tandis que sa voix appelait : — Au secours ! au secours !
André, qui s'était absenté un instant avec M. Gertal, revint alors, traînant une échelle : on l'appliqua sous la lucarne. Elle était trop courge de près de deux mètres.
— N'importe, dit M. Gertal, je monterai au dernier échelon : je suis très grand, l'enfant descendra sur mes épaules. André, tiens bien l'échelle.
M. Gertal monta, mais il était pesant, l'échelle mauvaise ; un barreau vermoulu se brisa et le brave Jurassien roula par terre.
— C'est impossible, dit-il en se relevant.
— C'est impossible, répéta chacun, et quelques-uns détournaient la tête pour ne pas voir la toiture prête à s'écrouler sur l'enfant.
Alors André, sans dire un mot, avec une rapidité de pensée merveilleuse, saisit un grand fouet de roulier qui, dans le désarroi général, traînait par terre. Il prit son couteau, coupa la lanière en cuir du fouet, et s'en servit pour lier solidement le gros bout du fouet contre le dernier barreau de l'échelle afin d'en faire un appui solide ; puis, avec dextérité, il appliqua de nouveau l'échelle contre la muraille :
— A votre tour, monsieur Gertal, dit-il, tenez-moi l'échelle : je suis moins pesant que vous, et j'ai dans le haut un barreau solide.
En même temps André s'élança légèrement sur les barreaux, qui pliaient sous son poids. Arrivé au dernier, celui qu'il avait consolidé, il se retourna doucement sans trop appuyer, présentant le dos à la muraille et se soutenant contre, puis, levant ses deux bras jusqu'à la hauteur de la lucarne ;
— Aide-toi de mes bras, Jean-Joseph, dit-il d'une voix calme ; descends sur mes épaules et n'aie pas peur.
Jean-Joseph s'assit sur la lucarne, puis se laissa glisser le long du mur jusqu'à ce que ses pieds touchassent le dos d'André. Une pluie d'étincelles jaillissait autour d'eux, le barreau consolidé fléchissait encore sous son double poids ; la position était si périlleuse que les spectateurs de cette scène fermèrent un instant les yeux d'épouvante.
Quand André sentit Jean-Joseph sur ses épaules, il le fit glisser dans ses bras, par devant lui ; puis il le posa sur le second barreau de l'échelle : — Descends devant à présent, lui dit-il, et prends bien garde au barreau cassé dans le milieu.
Jean-Joseph descendit rapidement. André à sa suite. Ils arrivaient à peine au dernier tiers de l'échelle qu'un bruit se fit entendre. Une partie du toit s'effondrait ; des pierres détachées du mur roulèrent et vinrent heurter l'échelle, qui s'affaissa lourdement.
Un cri de stupeur s'échappa de toutes les bouches ; mais, avant même qu'on eût le temps de s'élancer, André était debout. Il n'avait que de légères contusions, et il relevait le petit Jean-Joseph, qui s'était évanoui dans l'émotion de la chute.
Quand l'enfant revint à lui, il était encore dans les bras d'André. Celui-ci, épuisé lui-même, s'était assis à l'écart sur une botte de paille.
Le premier mouvement du petit garçon fut d'entourer de ses deux bras le cou du brave André, et, le regardant de ses grands yeux effarés qui semblaient revenir de la tombe, il lui dit doucement : — Que vous êtes bons !
Puis il s'arrêta, cherchant quel autre merci dire encore à son sauveur et quoi lui offrir, mais il songea qu'il ne possédait rien, qu'il n'avait personne au monde, ni père, ni mère, ni frère, qui pût remercier André avec lui, et il soupira tristement.
— Jean-Joseph, dit André, comme s'il devinait l'embarras de l'orphelin, c'est parce que je sais que tu es si seul au monde que j'ai trouvé le courage de te sauver. A ton tour, quand tu seras grand et fort, il faudra aider ceux qui sont faibles, toi aussi.
— Oui, reprit Jean-Joseph du fond de son coeur, quand je serai grand, je vous ressemblerai, je serai bon, je serai courageux !
— Et moi aussi, et moi aussi, reprit la petite voix tendre de Julien, qui accourait avec un paquet de vêtements qu'on lui avait donnés pour vêtir Jean-Joseph, car le pauvre enfant à moitié nu frissonnait sous le vent froid de la montagne.
Lorsque cette nuit pénible fut achevée, le lendemain, au moment de partir, M. Gertal prit le fermier à part :
— Mon brave ami, lui dit-il, je vous vois plus désespéré qu'il ne faut. Voyons, du courage, avec le temps on répare tout. Tenez, les affaires ont été bonnes pour moi cette année, heureusement ; cela fait que je puis vous prêter quelque chose. Voici cinquante francs ; vous me les rendrez quand vous pourrez : je sais que vous êtes un homme actif : seulement promettez-moi de ne pas vous laisser aller au découragement.
Le fermier, ému jusqu'aux larmes, serra la main du Jurassien, et on se quitta le coeur gros de part et d'autre.
Une fois en voiture avec les deux enfants, M. Gertal posa la main sur l'épaule d'André ; il le regardait avec une sorte de fierté et de tendresse.
— Tu n'es plus un enfant, André, lui dit-il, car tu t'es conduit comme un homme. Tout le monde perdait la tête ; toi, tu as gardé ta présence d'esprit ; aussi je ne sais ce qu'il faut le plus louer, ou du courage que tu as montré ou de l'intelligence si prompte et si nette dont tu as fait preuve.
Il se tourna ensuite vers Julien :
— Et toi aussi, mon petit Julien, tu as eu la bonne pensée de songer à Jean-Joseph quand tout le monde l'oubliait ; tu l'as éveillé avec la pierre que tu as lancée dans le volet, et c'est à toi qu'il doit d'exister encore, puisque personne ne pensait à lui. Vous êtes de braves enfants tous les deux, et je vous aime de tout mon coeur. Continuez toujours ainsi, car il ne suffit pas dans le péril d'avoir un coeur courageux : il faut encore savoir conserver un esprit calme et précis, qui sache diriger le coeur et qui l'aide à triompher du danger par la réflexion.