Titre Précedent Suivant Sommaire Index | XCII. – Le naufrage. – Egoïsme et dévouement.

XCII. – Le naufrage. – Egoïsme et dévouement.

Honte aux égoïstes qui ne songent qu'à eux-mêmes, honneur à l'homme désintéressé qui s'oublie pour les autres.
Le petit Julien s'était couché tard ; on était inquiet à bord du bâtiment, car la mer était de plus en plus mauvaise.
Au milieu de la nuit, l'enfant dormait profondément comme on dort à son âge. Tout d'un coup il fut réveillé en sursaut. Au-dessus de sa tête, sur le plancher du navire, il entendait les marins aller et venir avec agitation. En même temps, c'étaient de longs roulements comme ceux du tonnerre, des sifflements aigus, des grondements à assourdir. Julien avait déjà entendu des bruits de ce genre, mais bien moins forts, lors de la première bourrasque que le Poitou avait essuyée :
– Hélas ! se dit-il, c'est encore la tempête !
Il chercha autour de lui son frère ; mais André n'était plus là : sans doute il s'était réveillé avant Julien et était sorti de la cabine pour aider les matelots.
Julien essaya de se lever, mais la mer secouait tellement le navire qu'il ne put se tenir debout et fut jeté contre la cloison.
L'enfant épouvanté rassembla pourtant tout son courage ; il s'habilla à la hâte ; il ouvrit la porte de la cabine et fit quelques pas en s'appuyant contre les murs. Le bruit se fit alors entendre plus effrayant encore : les coups de tonnerre se succédaient sans interruption, et la lueur des éclairs était si vive que Julien fut obligé de fermer les yeux. En même temps la mer mugissait avec violence, au point d'étouffer par instants le bruit du tonnerre.
Tout à coup un grand craquement se fit entendre. Le bâtiment trembla de la quille jusqu'au mât, et Julien reçut une telle secousse qu'il roula de nouveau par terre. Le navire venait d'être jeté sur un écueil.
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RÉCIFS DE LA MANCHE. – Les récifs sur lesquels se brise la Manche offrent un perpétuel danger aux vaisseaux. Sous ce rapport les côtes françaises et anglaises de la Manche sont parmi les plus périlleuses. Ce sont les récifs du Calvados qui ont donné leur nom à ce département.
Un long cri d'effroi retentit à bord, se mêlant aux sifflements du vent et des flots. Julien, pris d'une peur indicible, se mit à crier lui aussi de toutes ses forces : – André ! André !
Une main le souleva, la main de son frère, qui avait tout d'abord pensé à lui dans ce suprême péril. André serra l'enfant dans ses bras : – N'aie pas peur, lui dit-il, je ne te quitterai pas.
Et à voix basse il ajouta : – Mon cher petit Julien, il faut avoir du courage.
Tout en parlant ainsi, André emportait l'enfant dans ses bras, tachant par son énergie de relever celle de son jeune frère ; car André n'avait point changé, et tel nous l'avons déjà vu dans l'incendie de la ferme d'Auvergne, tel il était encore à cette heure. Gardant sa présence d'esprit au milieu du danger, il avait d'abord aidé de son mieux les matelots à la manoeuvre. Mais maintenant on ne devait plus songer qu'à opérer le sauvetage, car le navire était perdu : malgré les efforts du pilote Guillaume et ceux de l'équipage, il avait été précipité par le vent sur les dangereux rochers de la côte, et son flanc avait été si largement ouvert que de toutes parts on entendait l'eau entrer en bouillonnant dans la cale. Le bâtiment appesanti s'enfonçait peu à peu dans les flots, comme si une main l'eût entraîné au fond de l'Océan.
Lorsque André arriva sur le pont du navire, il tenait toujours Julien dans ses bras. Il s'arc-bouta contre un mât, car les lames écumantes sautaient sur le pont et lui fouettaient les jambes avec assez de force pour le renverser. Le capitaine, jugeant qu'il n'y avait plus d'espoir et pas une minute à perdre, venait de commander de mettre la chaloupe à la mer. A la lueur des éclairs, on voyait les matelots courir en désordre. C'était un affolement général.
Bientôt quelques matelots s'écrièrent que l'embarcation était trop petite pour contenir tout le monde, d'autant plus que l'oncle Frantz et les deux enfants se trouvaient en sus de l'équipage habituel.
– Qu'on mette le canot à la mer, dit le capitaine.
Le petit canot du Poitou était une seconde embarcation beaucoup plus légère que la chaloupe, et si frêle qu'elle semblait ne pas pouvoir résister un instant aux vagues furieuses.
L'un des matelots s'approcha du capitaine, et d'une voix brève, hardie, pleine de révolte, en montrant le canot du doigt :
– Capitaine, dit-il, pas un homme de l'équipage ne montera là-dedans. La chaloupe peut à peine contenir l'équipage habituel du bâtiment ; vous avez pris en surplus le charpentier et ses deux neveux, ils sont de trop, c'est à eux de se servir du canot. Nous, nous avons droit à la chaloupe.
– Nous ne céderons la chaloupe à personne, répétèrent les autres voix des matelots.
Le capitaine essaya de protester, mais ses paroles furent couvertes par les voix en révolte qui répétaient pour s'encourager : – C'est notre droit, c'est notre droit.
Alors le vieux pilote Guillaume, s'avançant vers les matelots : – Au moins, dit-il, sauvez cet enfant.
Et il voulut prendre Julien dans ses bras pour le leur passer ; mais le petit garçon s'accrocha résolument au cou d'André : – Je ne veux pas être sauvé sans mon frère, dit-il, je ne le quitterai pas.
A travers le bruit terrible de la tempête on entendit pour toute réponse ce cri égoïste et sauvage des matelots : – Qu'il reste alors ! chacun pour soi.
Les instants pressaient. L'oncle Frantz se dirigea vers le petit canot. – Viens, André, dit-il, et apporte-moi Julien.
En parlant ainsi, la voix de Frantz tremblait, comme celle d'un homme qui songerait qu'il va emmener à une mort presque certaine ce qu'il a de plus cher au monde : car Frantz connaissait mal la côte, et le canot était si fragile qu'il paraissait impossible qu'il résistât aux lames.
Au même moment la voix vibrante du pilote Guillaume retentit : – Attendez-moi, Frantz, s'écria-t-il, ce n'est pas moi qui abandonnerai deux enfants et un ami en péril. Nous nous sauverons tous, Frantz, ou nous mourrons ensemble.
Puis, s'adressant au capitaine qui, irrésolu, ne savait dans quelle embarcation sauter : – Capitaine, ma place est ici, la vôtre est avec vos hommes, partez ; je me charge du canot.
Le capitaine se dirigea vers la chaloupe ; l'instant d'après elle avait disparu, s'éloignant dans l'horizon noir, et le vieux pilote était seul dans le canot avec Frantz et les enfants.